8
MAI 1945
Le
jour ou des Politiques et des Généraux ont allumé la mèche de
l'insurrection des indigènes et d'une guerre perdue d'avance,
surtout avec 140000 jeunes indigènes aguerris qui revenaient
victorieux de combats sur les armées nazies, depuis 4 ans ...Merci
Laurent Joffrin !
En Algérie
«la chasse est ouverte»
le pays fête la reddition
allemande, un manifestant nationaliste est tué par un
policier.
C’est le début d’une vague
de répressions sanglantes à Sétif, puis Guelma et
Kherrata.
Un prologue à la guerre d’Algérie.
Le regard fier, les mains
tremblantes, Saal Bouzid ne veut pas lâcher son drapeau.
Le commissaire Olivieri braque son
pistolet et lui crie de le ranger.
Il refuse, se débat, échappe aux
policiers qui veulent lui arracher l’oriflamme. Un coup de feu.
Le jeune homme est touché à
l’épaule, il tombe sur le pavé. Autour de lui, les manifestants
s’écartent, apeurés.
On crie, on court, on se cache sous
les tables du Café de France.
Saal se relève et ramasse le drapeau
qu’il brandit bien haut. Olivari tire encore.
Saal s’effondre.
Le drapeau est par terre,dans la
poussière.
tout près,Saal est mort,une balle
dans la tête.
Ceux qu’on appelle encore «les indigènes» ont
vu la chute de l’armée française en 1940, l’instauration
du régime vichyste accueilli avec faveur par les pieds-noirs, puis
l’arrivée des Américains, les nouveaux maîtres et les
dissensions entre gaullistes et giraudistes.
Tout cela a miné le prestige de la puissance
coloniale et encouragé les indépendantistes.
Plusieurs fois, les Alliés dans leurs
déclarations ont promis la liberté aux peuples asservis.
Ferhat Abbas le modéré veut l’intégration et
des droits égaux. Messali Hadj, que les Français ont déporté à
Brazzaville le 27 avril, veut l’indépendance.
La manifestation du 8 mai est une occasion
pour ses militants.
Au cœur des réjouissances, ils feront valoir
leurs revendications, pacifiquement mais fermement.
Pourtant la manifestation avait commencé sans heurts.
Ce 8 mai, les habitants de Sétif, la grande ville de la
«petite Kabylie», au nord-est de l’Algérie, fêtent la reddition
allemande.
Pour les soldats partis combattre en Italie puis en Allemagne,
colons et indigènes de l’armée de Lattre réunis dans la même
campagne, la guerre est finie.
La nouvelle vaut bien une cérémonie.
Les autorités ont autorisé la manifestation.
Les scouts marchent en tête, ils tiennent les drapeaux des
vainqueurs, l’Union Jack, la bannière étoilée, le drapeau rouge
de l’URSS et le drapeau tricolore des Français.
Le chef du mouvement algérien Ferhat Abbas, «le pharmacien de
Sétif», a promis une marche pacifique avant de partir pour Alger
porter un message au gouverneur français Chataigneau.
Mais son mouvement est noyauté par les nationalistes de
Messali Hadj, le prophète à la longue barbe et à la chéchia
traditionnelle, un orateur charismatique, ancien communiste devenu
nationaliste.
La police a des instructions.
Pas question de laisser les «séparatistes», cette minorité
d’extrémistes, déployer leurs banderoles.
Devant le Café de France, déserté par les colons qui se
doutaient de quelque chose, elle intervient.
C’est là que Saal brandit son drapeau, rouge, vert et blanc,
frappé d’un croissant et d’une étoile, celui dont on fera
ensuite le drapeau algérien en supprimant la bande rouge.
La mort du jeune manifestant déclenche les violences.
On fait le coup de poing, les couteaux sortent des poches, la
police tire dans le tas.
On relèvera plus tard une vingtaine de morts chez les
manifestants.
C’est jour de marché à Sétif, les montagnards sont
descendus en ville.
Eux sont armés.
Dans la colère et la panique, ils se dispersent dans les rues
de la ville et commencent à écharper les Européens.
Vengeance nue ou bien révolte haineuse contre l’ordre
colonial ?
Les premières atrocités sont commises.
On poignarde, on égorge, le maire communiste Albert Denier
tente de s’interposer, on lui tranche les deux mains à coups de
hache, la police réplique en tuant, elle aussi, au hasard.
Dans les jours qui suivent, la terreur se répand
à travers les campagnes.
Dans les fermes isolées, au cri du jihad, les femmes sont
violées, les hommes assassinés, les cadavres mutilés.
Les Européens se barricadent, arment des milices qui tuent à
leur tour, rallient les colons dans les grandes propriétés qu’ils
entourent de barbelés et de herses, tirant à vue sur ceux qui se
présentent.
Au total, il y aura une centaine de morts chez les Européens
et autant de blessés. Dans toute la région, l’effroi gagne la
population européenne qui crie vengeance.
La police distribue des armes
A Alger, à Paris, les autorités
françaises décident de réagir.
Elles auraient pu rechercher les
coupables, contenir la répression, limiter les représailles au
strict nécessaire.
C’est le contraire qui advient.
Soutenu par une population européenne
qui a conspué les timides réformes libérales du Front populaire,
qui a appliqué l’ordre vichyste, qui est terrifiée
par la révolte potentielle des millions d’Algériens maintenus
sous la férule coloniale, le nouveau pouvoir, quoique gaulliste et
résistant, veut restaurer l’empire et montrer que la France
redevient la grande puissance d’antan.
Il faut faire un exemple terrible, dans la grande
tradition des répressions coloniales d’avant-guerre.
Le 11 mai, le général de Gaulle, chef du
gouvernement, envoie un télégramme laconique : «Veuillez
prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer tous
agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs.»
C’est le
blanc-seing qu’attendaient les autorités locales.
«La chasse
est ouverte»,
disent les colons. Aussitôt, Ferhat Abbas est arrêté, la police
déployée dans la région et l’armée mise sur le pied de guerre.
Les milices armées écument les douars, abattant sans sommation les
indigènes qu’elles rencontrent, sans crainte des poursuites
judiciaires. «J’ai
abattu trente pigeons», dit
un pied-noir.
La police a distribué des armes et sillonné les
villages, tuant elle aussi sans distinction, à coups d’exécutions
sommaires et de rafales lâchées à l’aveugle.
On a fait venir des automitrailleuses, qui tirent
sur les moindres rassemblements.
Le général Duval, nanti des pleins pouvoirs, a
rameuté 2 000 hommes, souvent des troupes coloniales, des
spahis de Tunis, des tirailleurs sénégalais ou des tabors
marocains, qui obéissent sans ciller.
Eux aussi ravagent les campagnes, épaulés par
l’aviation qui bombarde les villages suspects. On a enfin mobilisé
la marine, le Duguay-Trouin et le Triomphant,
qui mouillent dans la rade de Bougie et tirent 800 coups de
canon sur les villages qu’on désigne.
A Sétif, à Guelma, à Kherrata, les cadavres
encombrent les rues, on n’a plus le temps de les enterrer.
On les jette dans des puits ou on les brûle dans
des fours à chaux qui exhalent une malodorante fumée bleue.
Les informations filtrent lentement
Deux semaines plus tard, le 22 mai, l’ordre
est rétabli.
On organise des cérémonies de reddition.
Les hommes sont réunis sur les places des villages.
Ils doivent se prosterner devant le drapeau français
et réciter en chœur : «Nous sommes des chiens et Ferhat
Abbas est un chien.»
Quatre mille personnes sont arrêtées, les
militants messalistes sont pourchassés.
On prononce 89 condamnations à mort et on en
exécute une vingtaine.
Pendant plusieurs semaines, bien après la fin de la
répression, les paysans algériens qui marchent sur les routes se
cacheront dans les buissons ou dans les collines au moindre bruit de
moteur. Pour les autorités, il y a eu 1 165 morts parmi les
musulmans.
Les messalistes parlent de 45 000 tués,
chiffre que reprend le gouvernement algérien après 1962.
La vérité est entre les deux, sans doute proche de
15 000 morts. C’est-à-dire plus de cent Algériens tués
pour un Européen.
Le 19 mai, le ministre de l’Intérieur Adrien
Tixier demande à de Gaulle l’envoi d’une mission d’enquête.
Le gouvernement dépêche sur place le général de
gendarmerie Tubert, membre de la Ligue des droits de l’homme,
chargé d’évaluer la situation.
Il est bloqué à Alger sous des prétextes futiles.
Les informations filtrent lentement, les
protestations sont rares.
Dans le quotidien Alger républicain,
Henri Aboulker, un médecin juif qui a aidé les Américains lors de
l’«opération Torch» en 1942, écrit plusieurs articles
critiques.
Il demande le châtiment des coupables des atrocités
du 8 mai.
Mais il dénonce aussi les massacres et réclame la
libération de Ferhat Abbas.
Dans Combat, Albert Camus
demande qu’on applique aux Algériens les «principes
démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes».
Il affirme qu’il y a crise et non de simples
incidents- que «le peuple arabe existe»,
qu’il «n’est pas inférieur sinon par les conditions
où il se trouve».
Plus encore, il proclame que «l’Algérie
est à conquérir une seconde fois».
Dans un texte écrit en 1945, Ferhat Abbas soucieux
d’apaisement condamne «les organisateurs d’émeutes,
ceux qui avaient poussé à la violence des paysans désarmés […],
ceux qui tels des chiens sauvages se sont jetés sur Albert Denier,
secrétaire de la section communiste, auquel un salaud sectionna les
mains à coup de hache».
Mais le communiqué du gouvernement général, le 10 mai,
traduit l’état d’esprit des autorités françaises : «Des
éléments troubles, d’inspiration hitlérienne, se sont livrés à
Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la
capitulation de l’Allemagne nazie.
La police, aidée de l’armée, maintient l’ordre et les
autorités prennent toutes décisions utiles pour assurer la sécurité
et réprimer les tentatives de désordre.»
Quant au général de Gaulle,
il consacre au total deux lignes de ses mémoires au massacre de
Sétif : «En
Algérie, un commencement d’insurrection survenu dans le
Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de
mai, a été étouffé par le gouverneur général Chataigneau.»
Après la tragédie
«Je vous ai donné dix
ans de plus», dit le général
Duval aux autorités civiles.
Dans son rapport, il décrit la dureté de la répression et
préconise une politique active de réconciliation, seule à même de
faire accepter l’ordre colonial.
Mais il est trop tard. Pour une génération de militants
algériens, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata montrent que
l’action légale est vaine, qu’il faut arracher l’indépendance
les armes à la main.
Quelques jours après la tragédie, les soldats de l’armée
de Lattre reviennent en Algérie. Ils sont horrifiés par ce qu’on
leur raconte. Plusieurs d’entre eux décident alors de rejoindre
les rangs des nationalistes.
Parmi eux, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider.
En 1954, ils seront, avec quatre autres, les fondateurs du
Front de libération national qui va déclencher la première
insurrection de la guerre d’Algérie.
Tout cela a
fini par une débâcle et un coût astronomique évalué à la moitié
du plan Marshall … et avec un drame humain, sur 2 générations
pour les deux camps !